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The Mirror Pool Interview
 

Mea culpa ! Contrairement à nos affirmations de mauvaise augure, Dead Can Dance existe encore: l'album de la délicate Lisa Gerrard n'est donc pas un nouveau départ, mais bien un entracte, plutôt conséquent, qui nous a donné l'opportunité de découvrir une femme hors du commun, à la sensibilité à fleur de peau et aux idées larges. Un ange passe...


Lisa Gerrard : Lorsque je conçois un travail, je ne parle qu'en termes de création musicale, que ce soit avec Dead Can Dance ou non, je baigne constamment dans la musique. Quand nous nous réunissons, Brendan et moi, certains morceaux que l'on a écrits ensemble, l'année d'avant, s'avèrent inécoutables. Nous les retravaillons alors jusqu'à ce qu'ils soient satisfaisants. Mon album "The Mirror pool" se compose en partie de morceaux issus de ce travail avec Brendan et en partie de morceaux de ma composition que je n'ai pas intégrés à "lnto the labyrinth".
À l'origine, je voulais utiliser un orchestre classique, mais ce souhait ne s'est pas concrétisé. De plus, -et c'est important de le préciser- je n'ai jamais eu l'intention de sortir un album en solo. Nous avons effectué la tournée "Toward the within", j'ai mis au monde mon enfant, je suis restée à ses côtés pendant sa première année Par ailleurs, Brendan écrivait beaucoup de chansons acoustiques, notamment trois des morceaux qui ont été intégrés à la vidéo. Puis il a décidé de passer à la confection de son propre album solo, tandis que moi même, je continuais à composer seule. J'ai invité chez moi les personnes susceptibles de m'aider et, quand Brendan nous a rejoints, j'avais déjà une quinzaine d'heures de bandes disponibles, qu'il m'a incitée à éditer, me traitant de folle si je ne le faisais pas. Or, j'avais seulement pensé utiliser quelques passages pour illustrer un film ou un documentaire. il m'a expliqué que mon travail était bien trop personnel pour illustrer l'œuvre de quelqu'un d'autre. J'en ai donc assumé la maternité.
Malgré toute cette préparation, il y a beaucoup d'improvisation sur "Mirror pool", en particulier sur les morceaux acoustiques. C'est un luxe que l'on ne peut s'offrir que si l'on est seul aux commandes.
Nos deux projets respectifs étant maintenant achevés, nous pouvons nous consacrer au nouveau disque de Dead Can Dance. Cela fait six mois que nous y travaillons. La tournée en solo en constitue une parenthèse.


Quand vous travaillez au sein de Dead Can Dance, y a-t-il beaucoup de compromis?
Non! Si tel était le cas, nous ne pourrions pas poursuivre ensemble très longtemps. Pour le nouveau Dead Can Dance, il y a bien eu quelques incartades, mais c'est naturel. Dans ces cas là, la passion submerge tout, chacun campe sur ses positions et l'on finit par conclure, cent fois par album, qu'il vaut mieux tout arrêter défInitivement. Et quand nous sommes calmés, nous reconnaissons nous être emportés déraisonnablement. Nous portons énormément d'attention à ce que nous faisons, tout
vient de là.


As-tu des influences majeures?
Non, mon expérience ne vient que de ma propre personne, le reste n'est que structure. J'estime que chaque être humain est doté d'une personnalité unique, qui n'a pas besoin de modèle pour se révéler. Je ne suis influencée que par le son et la robe de la musique, qui maintiennent éveillée mon inspiration.


Ressens-tu ton travail comme un exorcisme ?
Non, car je peux y déceler une ligne directrice. L'expérience et les sentiments que j'éprouve au quotidien en sont!e résultat. Je ne m'arrête pas de vivre lorsque j'enregistre. Ma vie est le prolongement de mon travail et vice versa, ce sont deux expériences complémentaires et parallèles. La musique me permet de m'imprégner des choses essentielles de la vie. Je ne pense rien avoir à expurger de mon propre corps, ce qui me permet de travailler sur des bases sereines.


Dead Can Dance est confronté en Angleterre aux attaques de la presse, mais pas en France. Qu'en penses-tu?
C'est fascinant, car en Angleterre, nous avons eu énormément de mauvaises critiques. Pas en France, effectivement. J'ai arrêté de parler aux journalistes anglais depuis maintenant SIX ans. De mon côté, j'essaie d'être franche dans ma façon de voir et de ressentir les choses, mais je les soupçonne de ne penser qu'à nous ridiculiser, ce qui m'aurait été égal si les propos que je tenais n'avaient été systématiquement mal reproduits ou tronqués. Il n'y a aucun intérêt à converser avec ces gens-là!
La raison pour laquelle nous accordons des interviews est principalement pour débattre des sentiments que nos disques provoquent. Car c'est cela la musique, un miroir, quelque chose que l'on ressent au plus profond de son être. Les sentiments éprouvés, découlant d'une relation personnelle entre soi et l'œuvre, doivent être confrontés avec ceux que ressentent les autres.
La première raison des critiques que nous subissons vient de notre inadéquation avec l'industrie musicale, qui ne pense qu'en termes de ventes et suppose qu'un groupe est un représentant de commerce, ce que nous ne sommes pas. La façon dont chacun vient à la
musique doit être on ne peut plus personnelle et sélective. C'est un viol de forcer quiconque à acheter quoi que ce soit.
On qualifie souvent votre musique de triste et noire.
La couleur que j'utilise dans certains morceaux est effectivement le noir, mais... (elle hésite) Je voudrais que vous compreniez hi en ce que je vais dire, pour qu'il n'y ait pas de méprise. Car mon mari parle six langues, vous savez, et fréquemment, quand il me lit la presse à mon sujet, je me dis "Ce n'est pas du tout ce que j'ai voulu exprimer", cela arrive si souvent que j'ai toujours peur d'être mal comprise, alors je fais attention...
Quand vous utilisez la couleur noire, vous rentrez immédiatement en ce sentiment de mélancolie qui existe en chacun de nous, qu'il faut parfois lutter pour repousser. Dans le travail que nous effectuons, je tiens à préciser qu'il n'y a pas que ce côté sombre, nous essayons réellement de transmettre l'optimisme et l'espoir. Bien sûr, il y a des moments désespérés dans la vie, mais grâce aux sentiments que nous apporte notre travail, nous pouvons en faire momentanément abstraction pour nous retrouver dans un état d'absolue clarté. Ceci est très positif!
Votre relation avec la musique est très forte. Quand vous finissez un concert ou achevez un disque, êtes-vous physiquement épuisés?
C'est une fatigue que l'on ne peut expliquer, euphorisante, mais il ne faut pas confondre celle du corps et celle de l'esprit, il nous a fallu apprendre comment maîtriser une certaine tranquillité. Il faut prendre son corps comme une entité séparée de l'esprit. L'énergie que l'on brûle en concert n'est pas restaurée vingt-quatre heures sur vingtquatre, même si l'on mange et dort suffisamment. Il faut donc trouver d'autres ingrédients, qui sont: beaucoup de tranquillité, beaucoup de thé et une économie de parole. Si tu ne suis pas ces règles, tu peux t'écraser vilainement, tu deviens malade. Cela m'est arrivé souvent par le passé, j'étais toujours malade durant les tournées parce que je travaillais trop. Même une vie normale durant la journée n'est pas possible à supporter quand elle est ponctuée par un concert le soir. Le repos total est indispensable.
Entraînes-tu quotidiennement ta voix pour arriver à une telle maîtrise?
Non. Je chante tous les jours, notamment pour ma fille, mais je ne travaille intensivement ma voix que lorsque j'écris des textes. C'est à cette occasion qu'elle est mise à contribution huit heures par jour.
Penses-tu que l'art soit tributaire de la technique?
Je ne conçois pas les choses comme ceci. Parfois même, ces heures de travail quotidien peuvent abîmer la voix. Cela ne rend pas le timbre meilleur mais risque de le dégrader. En fait, je me soucie peu de la technique, je veux être spontanée, sans exercer de contrôle pour protéger ma voix.
J'essaie simplement de ne pas fumer mais parfois, lors des tournées, je me retrouve dans des situations où il y a une quinzaine de personnes anxieuses enfermées dans une salle minuscule et enfumée de surcroît, d'où je serais bien incapable de sortir en émettant le moindre son. On devrait stopper cette fumée, car il est très facile de perdre sa voix à cause d'elle.
Brendan Perry ne voulait pas utiliser les chansons de "Into the labyrinth" pour des séries TV. Cela t'embête-t-il que Sanvean illustre une publicité de parfum?
Non pas du tout! Que notre musique soit utilisée pour des publicités n'est pas ennuyeux, si celles-ci sont réussies. Tout d'abord, pour Sanvean, Brendan n'était pas concerné puisque cette chanson est tirée de mon album. Cela ne regardait donc que moi, et cela ne m'a pas posé de problème car j'ai trouvé que la publicité était très joliment réalisée. Très sensuelle. Je n'ai pas une politique qui m'opposerait aux compagnies de publicité et à ceux qui en vivent, sauf s'il s'était agi d'illustrer les mérites d'une compagnie d'armement ou quelque chose de ce genre; là, il n'en aurait pas été question! Mais une publicité pour un parfum ne me choque pas. Et puis, cela me permet d'être découverte par un public qui, autrement, n'aurait jamais eu l'occasion de savoir qui j'étais.

Keith jarrett déclare que la pop-music est un art mineur, que le public qui se déplace aux concerts de rock ne vient que pour l'illusion du spectacle. Comment réagis-tu à ces propos?
C'est très surprenant, car la pop-music est une composante essentielle de l 'histoire contemporaine. Beaucoup y décèlent une âme. Il n'y a pas de hiérarchie dans la musique, qu'elle soit classique, jazz, rock, etc. Si, selon vos critères, vous avez décidé que telle musique est méditative, cela ne regarde que vous.
À ce propos, mon jeune frère est mort il y a deux semaines, dans des conditions horribles sur lesquelles je ne m'appesantirai pas. C'était une expérience incroyable pour moi car, quand nous sommes allés aux funérailles dans cette petite église, dans le bush australien où nous vivons, le meilleur ami de mon frère avait apporté une cassette de heavy metal, la musique préférée du défunt. La musique traditionnelle nous avait tous mis dans une situation pénible, mais ce hard rock
nous a donné l'impression d'entrer instantanément en contact avec l'essence divine de mon frère. Cela a tout de suite été très fort et très positif d'écouter cette musique, en apparence déplacée en ce lieu.
À ce moment, j'ai compris: non à la dictature d'une musique envers une autre, peu importe le style, toutes sont légitimes. C'est à vous de décider et pas aux autres de décider pour vous. Quand vous écoutez une musique, quelle qu'elle soit, surtout pour un jeune garçon plus sensible à l'âpreté de la vie et soumis à davantage de pression qu un adulte, et que vous pouvez y déceler une parcelle d'espoir, cela est formidable.
Que penses-tu de l'importance de la parole dans le chant?
C'est délicat, car cela fait si longtemps que je chante sans mots, que je ne me rappelle pas comment cela a commencé. J'ai vécu avec une communauté turque et grecque à Melbourne, alors j'ai baigné dans beaucoup de chants, de mots que je ne comprenais pas, que j'ai peutêtre assimilés inconsciemment. J'aime ces chants, ils sont si jolis. Je fais toujours un rêve: j'ai deux voix, lune pour dialoguer, l'autre pour communiquer mes sentiments profonds.
Il n'y a pas de frontières culturelles, c'est ce que j'essaie de démontrer par la musique, en tentant d'établir un langage universel,
Envisages-tu des collaborations en dehors de ton univers musical?
Je travaille avec beaucoup de gens, mais il y a un point qui est essentiel, et qui ne dépend pas de la qualité du travail fourni, c'est l'affinité que je peux avoir avec ce que peut offrir le partenaire. Ce n'est pas une question de rapport de force avec une autre personne, mais c'est une condition essentielle au maintien de mon intégrité. Certaines fois cela n:est pas possible, je ne suis pas d'accord avec la façon dont l'artiste envisage son travail. Ce n'est pas comme avec Brendan où je peux être sèche et familière avec lui à la fois. C'est un schéma plus complexe, qui suppose d'être au départ complice avec l'autre pour pouvoir s'engager ensuite dans des luttes intestines.

Par Georges Vedeau – Christophe Lorentz
Photos : Philippe Mazzoni – Rob Gierson
Magazin Premonition n° 21 – Octobre 1995

Rétrolaser par Christophe Lorentz
En 1980, alors que le punk agonise et que lan Curtis est toujours vivant, un dénommé Brendan Perry rencontre une certaine Lisa Gerrard au pays des kangourous En 1981, ils forment Dead Can Dance et seront sigl1és chez 4AD l'année suivante C'estel11984que sort enfin leur premier album éponyme, qui regroupe les morceaux composés depuis 1980 La cold wave est en pleil1e explosiol1 et l'album est tout naturellement enveloppé d'une sombre chape de plomb, catalogue d'ambiances graves et mélancoliques.
Déjà, pourtant, les deux voix hors du commun de ses fondateurs s'y font entendre et provoquent de délicieux frissons chez l'auditeur En 1985, "SPLEEN AND IDEAL fait exploser le carcan trop étroit de la cold wave les influences lyriques et orientales s'y fol1t définitivement sentir et le groupe évolue vers une musique autre, même s'il a encore du mal à prendre son envol Les choses se précisent et s'affinent, avec l'excellent "WITHIN THE REALM DF A DYING SUN" en 1986.
Malgré son évidente majesté, ce disque parait aujourd'hui un peu alourdi par les (faux) cuivres d'opéra qui envahissaient déjà le précédent opus Sur "THE SERPENT'S EGG" (1988), le duo semble touché par la grâce une ère nouvelle s'ouvre à lui, celle du métissage pleinement assumé, de l'utilisation d'instruments inédits, de l'expérimentation musicale hors de toute barrière géographique ou mentale 1990 voit la sortie de" AION", qui reste, rétrospectivement, l'album le moins enthousiasmant de Dead Can Dance les orientations médiévales se révèlent moins convaincantes et l'ensemble manque un peu d'homogénéité La compilation "A PASSAGE lN TIME" (1992) permet de patienter, grâce à deux inédits de bonne facture, jusqu'en 1993, année du superbe "INTO THE LABYRINTH", disque de la plénitude et de la réunion des cultures et des époques Suivra le remarquable live "TOWARD THE WITHIN" (1994), composé presque exclusivement de titres nouveaux, prélude à "THE MIRROR poOL, expérience solo de Dame Gerrard, que l'on savourera en attendant Brendan…